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La recomposition de l’action publique, au sens des experts d’EUROPA, appelle une réflexion autour de trois thèmes majeurs : l’évolution des services publics en Europe et la participation des citoyens européens à leur gestion ; la refondation et la modernisation des administrations et des fonctions publiques en Europe ; le redéploiement spatial ou la relocalisation de l’action publique en Europe.

L’évolution des services publics en Europe et la participation des citoyens européens à leur gestion

Le programme de recomposition de l’action publique suppose, en premier lieu, de s’interroger sur la notion de service public en Europe et sur les modalités de participation des citoyens à leur gestion. La notion de “Services Publics” – ou “services d’intérêt général” ; “public utilities” -, se trouve au cour de tous les Etats européens, plus ou moins développés en fonction de leurs histoires, de leurs traditions et de leurs cultures ; ces services publics jouent partout un rôle fondamental, prépondérant, dans la cohésion économique et sociale ainsi que dans l’aménagement des territoires. Ils matérialisent ainsi, de la façon la plus tangible, l’action publique. La place réservée aux services publics en Europe demeure toutefois incertaine : un certain nombre de textes fondamentaux consacrent, à la fois au plan juridique et politique, leur reconnaissance : l’article 16 du traité d’Amsterdam (1) ; L’article 36 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2). Toutefois, des incertitudes demeurent : il reste ainsi à définir au plan communautaire un self de doctrine et des règles juridiques, voire pour créer dans certains domaines des services européens d’intérêt général. Le contenu même de ces règles reste obscur : faut-il privilégier les règles de concurrence ou les équilibrer par la définition précise des missions ou obligations d’intérêt général ? Sur quels principes ces missions ou obligations peuvent-elles s’appuyer – égalité d’accès des usagers, universalité, continuité, qualité, sécurité, recours ? Quels modes d’organisation sont-ils possibles ? Quels moyens peuvent être utilisés pour réaliser missions ou obligations – droits spéciaux ou exclusifs, activités réservées, monopoles territoriaux ou temporels ? Comment financer l’accomplissement des missions et obligations ? Quelle proportionnalité entre missions ou obligations et moyens de leur mise en ouvre ? Quel type de régulation des rapports entre concurrence et missions d’intérêt général ? Quelle évaluation des performances ? La recomposition de l’action publique en Europe implique également de mettre en ouvre des formes innovantes de réalisation de cette intervention. Ainsi, les expériences menées depuis une dizaine années par l’Etat et les collectivités décentralisées de la plupart des Etats de l’Union européenne pour rassembler et installer, dans un seul et même lieu, les différents services publics intéressant les citoyens. De la même façon, l’utilisation des Technologies de l’Information et de la Communication (T.I.C.) apparaît, pour l’ensemble des pays européens, comme une modalité particulièrement novatrice de modernisation et de démocratisation des services publics (3). Les technologies de l’information et de la communication apparaissent en effet comme un instrument privilégié de l’action publique dans la mesure où elles permettent de réaliser un quadrillage, un maillage plus étroit des territoires, de résorber, dans une certaine mesure, certains écarts de développement, et d’améliorer les relations usagers-administration ainsi que la culture administrative. Les technologies de l’information et de la communication permettent ainsi le renforcement d’une démocratie participative, qu’elle soit locale (dispositifs de participation des habitants aux politiques urbaines) ou supra-étatique (rénovation des processus de préparation et de mise en ouvre des règles ou politiques communautaires), en associant les citoyens au processus décisionnel, et dans une certaine mesure, normatif. EUROPA entend ainsi porter son analyse sur ces nouveaux modes de réalisation : alors que, dans une approche traditionnelle, l’action publique est caractérisée par son unilatéralité, par la mise en ouvre de moyens de contrainte (obligation ; injonction), elle apparaît au contraire fondée, aujourd’hui, sur les principes de concertation, de négociation, de contractualisation. La recomposition de l’action publique se fonde, par conséquent, sur l’émergence d’un mode participatif impliquant des dispositifs favorisant la rencontre de différents acteurs participant à un projet commun (notion de co-construction). Par ailleurs, si les autorités locales sont des acteurs importants, elles n’apparaissent que comme des acteurs parmi d’autres, tout comme l’Etat. Il convient donc de mettre en lumière les formes de coordination verticale et horizontale de l’action publique induites par ce mouvement de recomposition en Europe, et la capacité stratégique des acteurs, la diversité des processus de coopération. L’action publique s’inscrit donc dans un cadre collectif, en rendant les acteurs d’un projet déterminé co-responsables de la stratégie adoptée, des moyens mis en ouvre, et de sa réalisation. L’émergence d’une démocratie participative (4) sur la base de la recomposition de l’action publique conduit les experts d’EUROPA à s’interroger sur le sens même de la notion de participation. En effet, celle-ci est susceptible de recouvrir plusieurs acceptions, et il importe, de ce point de vue de définir le sens retenu dans la notion de démocratie participative : il est ainsi possible de distinguer la participation-information(5), la participation-consultation(6), la participation-concertation(7). Par ailleurs, la mise en oeuvre de procédure participatives ne relève pas seulement de choix idéologiques ; elle répond également à des considérations économiques. Enfin, la participation peut apparaître en contradiction avec le postulat de l’efficacité de l’action publique comme condition de sa légitimité : en effet, l’efficacité d’un système n’est pas toujours compatible avec la participation des intéressés, dans la mesure où elle peut entraîner un allongement du processus de décision. Il y a là une question, non pas seulement théorique mais également pratique, sur laquelle il conviendra de s’interroger. Cette réflexion apparaît particulièrement importante dans le cadre d’une citoyenneté européenne en cours de formation, et alors que le livre blanc de la Commission européenne sur la Gouvernance entend promouvoir la participation des citoyens à la vie institutionnelle européenne. Si le programme de recomposition de l’action publique en Europe doit s’appuyer sur l’évolution des services publics en Europe, elle ne saurait faire l’économie d’une réflexion sur la modernisation et la refondation des fonctions publiques dans les Etats membres.

La refondation et la modernisation des administrations et des fonctions publiques en Europe

La modernisation des fonctions publiques, induite par le mouvement général de recomposition de l’action publique en Europe, se heurte à l’hétérogénéité des régimes juridiques : il est possible de dresser une typologie des Etats selon le système d’organisation de la fonction publique adopté. Deux systèmes d’organisation peuvent ainsi être identifiés :

  • le système de l’emploi, dans lequel les emplois de l’administration sont analysés comme ceux du secteur privé. Ils sont classés en fonction du niveau de qualification qu’ils requièrent, des tâches qu’ils comportent et du taux de rémunération qui leur est attaché. Plus spécialiste que généraliste, le fonctionnaire est recruté pour occuper un emploi précis, il est lié à l’existence de cet emploi et à son devenir et ne bénéficie d’aucune garantie ou sécurité d’emploi. Ce système est adopté par les Etats de l’Europe du Nord (le Royaume-Uni, la Suède, le Danemark, les Pays-Bas, et l’Allemagne) ;
  • le système de la carrière, adopté par les Etats de l’Europe du Sud (l’Italie, la France, l’Espagne, le Portugal et la Grèce) repose sur le principe de la spécificité de l’administration publique dont le fonctionnement implique un personnel doté de compétences particulières qui consacre normalement toute sa vie professionnelle au service de la collectivité publique. Dans un tel système, la fonction publique est structurée suivant une conception hiérarchique en _self, en grades et en emplois. Le fonctionnaire ayant reçu une formation de généraliste à l’entrée du service déroule alors une carrière suivant des mécanismes de promotion basés sur l’ancienneté et le mérite, appréhendé essentiellement sous l’angle de l’appréciation de la “valeur professionnelle”. Placé dans une situation statutaire et réglementaire, il bénéficie de la stabilité de l’emploi et est soustrait à tout aléa économique pouvant affecter celui-ci.

Les Etats de l’Europe centrale et orientale ainsi que les pays de l’Est ont quant à eux, oscillé entre ces deux systèmes : si, au moment de la transition démocratique, ils ont organisé, en réaction au régime politique antérieur, leur fonction publique suivant des modèles à dominante d’emploi, caractérisés par le contrat de droit privé, ils se sont par la suite tournés vers des dispositifs statutaires à caractère légal et réglementaire, à la fois plus protecteur à l’encontre de pouvoirs politiques encore instables et des risques de corruption de leurs personnels S’il n’est pas utopiste d’imaginer, à terme, une possible harmonisation des fonctions publiques en Europe qui tendrait, non pas vers un modèle unique, mais vers l’élaboration de schémas d’organisation standards et l’adoption de principes directeurs communément partagés, il semble, toutefois, plus raisonnable et plus pragmatique de voir se dessiner progressivement et, indépendamment des cadres juridiques adoptés par chaque Etat, des outils et des méthodes de gestion convergents dans la gestion des ressources humaines. S’agissant de la refondation et de la modernisation des fonctions publiques en Europe, ces principes de gestion communs aux différents Etats semblent pouvoir être recherchés dans la mise en ouvre d’un nouveau management public, dans une perspective d’efficacité et de productivité, afin d’améliorer, le cas échéant, le service rendu à l’usager. S’il convient de se garder d’une application purement formelle, artificielle et mécaniste à l’administration publique des principes de gestion empruntés à la sphère d’activité privée, rien n’interdit de rechercher par quels moyens rendre les services publics plus performants, moins coûteux. Parallèlement, les experts d’EUROPA soulignent la nécessité de dégager au sein des différentes fonctions publiques en Europe, des règles d’éthique et de déontologie permettant de lutter efficacement contre les pratiques contraires à l’intérêt général, et de promouvoir les valeurs de probité et de désintéressement (8). Cette pénétration de la notion de management dans la sphère publique concerne également les élus locaux. Plus précisément, elle pose la question de la place de ces élus dans les processus de décision locaux. Alors que leur légitimité était traditionnellement fondée sur leur capacité à représenter les intérêts locaux, elle semble aujourd’hui reposer sur leur capacité à mettre en ouvre des politiques publiques, à produire de l’action publique (9). Ainsi, à la “légitimité traditionnelle”, fondée sur la gestion d’une collectivité territoriale en bon père de famille, s’ajouterait ou se substituerait une “légitimité managériale“, reposant sur la gestion optimale d’une organisation. Ce “déplacement des logiques d’action” conduit ainsi à reconsidérer la fonction des élus locaux : ces derniers seraient ainsi en charge du management direct “des frontières entre le public et le privé, les secteurs d’activité et les territoires, l’administratif et l’économique, le politique et le civil”. Au-delà de l’évolution des services publics et de la refondation des fonctions publiques en Europe, le troisième élément du programme de recomposition de l’action publique consiste dans la relocalisation de cette action, dans son redéploiement spatial.

La relocalisation de l’action publique en Europe

La recomposition de l’action publique s’appuierait en troisième lieu sur le redéploiement spatial de l’action publique. Celui-ci se joue sur deux niveaux distincts : au plan infra étatique, les autorités publiques doivent tenir compte des particularismes locaux. Par ailleurs, au plan supra étatique, l’Europe apparaît comme un niveau de décision de plus en plus important. L’insuffisance des mouvements de décentralisation engagés en Europe depuis le début des années 80 a conduit les Etats membres à s’interroger sur la césure entre “territoires prescrits” et “territoires vécus”, sur la pertinence du découpage territorial et sur sa capacité à permettre la mise en ouvre de politiques publiques. Ainsi les nouveaux territoires urbains et ruraux apparaissent comme autant de tentatives de réponse à ces questions. Les Etats européens, à l’instar de la France ou de la Grèce, ont entendu rationaliser le quadrillage administratif de leur territoire afin de tendre vers plus d’efficacité, de cohérence dans la mise en ouvre de l’action publique et de cohésion dans le développement des espaces concernés (10). Ce redéploiement de l’action publique au travers du redécoupage administratif du territoire traduit ainsi la volonté de passer des territoires institutionnels aux territoires de projets, et de substituer à la centralisation administrative, un “polycentrisme maillé” (11) du territoire. La relocalisation de l’action publique se fonde ainsi sur une redistribution de l’espace local selon une approche fonctionnelle des territoires, et sur la recherche de la plus grande cohésion géographique, culturelle, économique et sociale. Cette volonté de prise en considération des particularismes régionaux, alliée au souci de cohérence et d’efficacité de l’action publique se retrouve également dans les Etats organisés sur le modèle régional : Grande-Bretagne, Italie ou Espagne. Cette recomposition de l’espace s’inscrit dans une logique de gestion durable des territoires, privilégiant l’équité spatiale, la planification à long terme, la continuité et la cohérence du territoire, la gestion de la biodiversité écologique et culturelle des espaces différenciés. Cette territorialisation de l’action publique soulève un problème particulièrement délicat : comment arbitrer entre des intérêts généraux d’échelles différentes, trancher entre différents “intérêts collectifs” territoriaux (communaux, départements, régionaux), l’intérêt général national, et l’intérêt général européen, étant entendu que toutes ces échelles disposent d’institutions ayant une légitimité propre ? A cette question, le principe de subsidiarité permet d’apporter une réponse en tant qu’il pose la primauté de la compétence des autorités infra-communautaires lorsqu’elles sont à même de mener une action de façon plus efficace que les autorités communautaires ; ces dernières ne recouvrent leur compétence qu’en cas de carences des autorités infra-communautaire. Le principe de subsidiarité implique de procéder à un examen pragmatique, au cas par cas, afin de trancher entre ces différents intérêts généraux mêlés.


La notion de citoyenneté, qu’elle soit européenne ou nationale, apparaît au cour des analyses menées par EUROPA depuis six ans : le programme de recomposition de l’action publique n’est, en ce sens, rien de moins qu’une réflexion générale sur la place des citoyens dans le processus d’intervention publique. EUROPA invite donc la Conférence plénière des ONG, la Commission de Liaison et les Présidents de Regroupements à entamer un large débat public et une réflexion approfondie sur le processus de décomposition/recomposition de l’action publique afin de :

  • formuler des propositions visant à l’approfondissement de la démocratie en Europe ; ce qui amènera les ONG concernées à réfléchir ensemble sur les thèmes suivants :
    • l’organisation territoriale des Etats européens et les mouvements de décentralisation qui les animent ;
    • la reconnaissance et la refondation progressive de la notion de service public en Europe ;
    • la modernisation des administrations publiques et des fonctions publiques en Europe ;
    • la dimension territoriale des services publics  : la notion de cohésion territoriale et le passage en terme de développement local des territoires institutionnels ou territoires de projets ;
    • la participation des citoyens européens à la gestion des services collectifs ;
  • et dégager ainsi des valeurs communes à l’ensemble des citoyens européens ; ce qui correspond pleinement au rôle des ONG dotées du statut consultatif.
Pour ce faire, EUROPA demande à la Conférence Plénière et à la Commission de Liaison de bien vouloir inscrire la mise en ouvre de ce programme de recomposition de l’action publique à l’ordre du jour des travaux de l’un des regroupements existants ou de procéder à la création d’un regroupement ad hoc.