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La notion d’action publique connaît depuis une vingtaine d’année de profondes mutations qui en ont obscurci le sens : l’approche classique qui fondait l’action publique sur la prise en charge d’un besoin d’intérêt général par une personne publique dans le cadre d’un espace géographique précisément déterminé apparaît ainsi largement remise en cause.

L’approche classique de la notion d’action publique

Communément, la légitimité de l’action publique résulte de la rencontre entre la nécessité de satisfaire un besoin d’intérêt général dans le cadre d’un territoire déterminé, et l’existence d’un pouvoir central fort ou en cours de formation : la prise en charge d’un intérêt collectif apparaît alors comme la marque de la suprématie au plan institutionnel des autorités politiques centrales ou comme un élément d’affermissement du pouvoir politique étatique. Il est ainsi possible de définir, très sommairement, les caractères de l’action publique dans une approche traditionnelle comme la prise en charge d’un intérêt général par les autorités politiques étatiques ou infra-étatiques, celles-ci procédant par voie de contrainte ou, tout au moins, d’obligation ou d’injonction, dans le cadre d’un espace géographique précisément identifié comme étant le territoire national. Toutefois, l’action publique ne vise pas seulement à la satisfaction d’un besoin d’intérêt général déterminé : elle participe également d’un quadrillage, d’un découpage de l’espace dans une perspective d’aménagement du territoire, de développement économique. L’action publique s’appuie ainsi sur la volonté d’assurer l’équilibre et la cohésion économique, sociale et culturelle de la société. La légitimité, la validité de l’action publique repose donc sur une l’exigence d’efficacité ou d’efficience : l’intervention publique lors pleinement légitime qu’à la condition d’apporter une satisfaction optimale à un besoin d’intérêt général et de garantir un développement harmonieux, durable et homogène entre les différentes composantes territoriales de l’Etat. Si la rationalité de ce schéma est demeurée longtemps incontestée, elle subit, depuis la fin des années 70 de profondes altérations qui ont conduit à s’interroger sur sa validité.

Le dépassement de l’approche traditionnelle de l’action publique

L’altération de cette approche classique prend source dans la remise en cause de l’Etat-Nation comme cadre d’exercice de l’action publique, tant au plan interne, ou infra-étatique, qu’au plan international, ou supra-étatique. Elle aboutit à une mise en cause de l’intervention publique traditionnelle. La mise en cause, au plan infra-étatique, de l’Etat-Nation comme cadre pertinent d’intervention des autorités politiques se traduit par le développement des revendications locales d’autonomie, entendue au sens premier comme le pouvoir de se fixer à soi-même un certain nombre de règles de conduite. Cette notion d’autonomie ne doit pas être comprise au sens d’indépendance ou de souveraineté ; elle renvoie plus exactement à la notion de “self-government“. Elle s’est traduite, dans l’ensemble des Etats européens par une réflexion sur l’organisation des compétences étatiques et sur la façon de les exercer au plus près des citoyens. La réponse des autorités politiques a consisté dans la mise en ouvre, au travers des politiques de “décentralisation“, dans un vaste mouvement de réforme de l’organisation administrative étatique. Plus que les expériences propres à chacun des pays européens, c’est la simultanéité de ces réformes, la coïncidence, en Europe, des réflexions portant sur la nature et les modalités d’intervention de la puissance publique qui est ici remarquable. Il importe toutefois de souligner le caractère partiel, inachevé des réformes engagées : la décentralisation, telle qu’elle a été envisagée en France, par exemple, a consisté simplement dans le transfert, au bénéfice d’entités territoriales infra-étatiques, d’un certain nombre de compétences antérieurement exercées par l’Etat. L’autonomie acquise par les collectivités territoriales ne s’est pas accompagnée d’un réel désengagement de l’Etat-central. Celui-ci a ainsi conservé des moyens d’influence et d’orientation importants, au travers notamment de la réglementation et l’allocation des ressources. Cette décentralisation partielle n’a pu donner leur pleine mesure aux aspirations de participation aux processus normatifs et décisionnels, de gestion des affaires communes. Cette inadéquation de l’organisation administrative territoriale s’est exprimée dans l’essor du “micro-social“, des associations locales, des relations de parenté ou de proximité, et par “le développement de l’appartenance et de l’identification des individus à des réseaux sociaux ouverts, fluides, informels sans hiérarchie permanente, fondées d’avantage sur la recherche de l’efficacité concrète que sur des références idéologiques” (1). L’Etat-Nation cède alors la place à ce qui a pu être qualifié, non sans une certaine part de provocation, d'”Etat groupusculaire”. Le cadre national, inadapté, apparaît alors comme une entrave à la fonction de régulation incombant aux autorités publiques. Au plan supra-étatique, la mondialisation, la dérégulation des échanges économiques, a accentué, depuis la fin des années 70, le sentiment d’effacement, sinon de dépérissement de l’Etat-Nation comme cadre d’intervention de l’action publique et remet en cause le principe même de cette action dans la mesure où elle lui est historiquement et génétiquement liée. L’intégration européenne constitue également un facteur de disqualification de l’action publique en plaçant dans le secteur concurrentiel des matières autrefois placée dans la sphère d’intervention de l’Etat. Certains secteurs ne sauraient être intégralement soumis au principe de libéralisation économique, au droit communautaire de la concurrence ; leur nature commande que des mesures soient prises, permettant que s’exercent les missions d’intérêt général. L’intégration européenne pose ainsi directement, brutalement, la question de la place de l’action publique en Europe. Il est possible d’apporter deux réponses distinctes à cette interrogation : l’Union européenne peut n’être rien d’autre qu’une vaste zone économique de libre échange, un grand marché organisé autour du respect des règles de la concurrence, l’intervention publique apparaissant dès lors comme résiduelle, exceptionnelle ; dans une perspective plus ambitieuse, elle peut être également, à la manière des différents Etats membres, un ensemble structuré économique, social, culturel et politique, d’équilibre et de cohésion, contribuant ainsi à lui redonner sens pour les citoyens. Une telle conception implique qu’il soit fait une large place à l’intervention publique. Le projet européen semble porté par cette seconde inspiration, même si un certain nombre de questions subsistent quant à la nature de l’action publique, à ses modalités de réalisation et ses principes fondateurs. Le cadre national, dans l’ensemble des Etats européens, semble donc dépassé, inopérant, s’agissant d’une action publique efficiente. Face à cette modification radicale du schéma traditionnel d’intervention des autorités politiques nationales, conscient de la disqualification du territoire national comme espace pertinent de mise en ouvre des politiques publiques, EUROPA propose un certain nombre d’axes de recherches, de réflexion, susceptibles de fonder un programme de recomposition de l’action publique en Europe. * P. BAUBY, “Mutations de l’action publique entre européanisation et relocalisation”, in Entités territoriales, gouvernance et administration électronique en Europe, colloque des 15/16 novembre 2001 à Limoges, à paraître aux Presses Universitaires de LIMoges (P.U.L.I.M.).