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Depuis les années 1980, l’Union européenne et les Etats membres ont conduit des politiques de libéralisation des services publics de réseau (communications, énergie, transports), avec l’ouverture progressive à la concurrence d’activités jusque-là organisés en situation de monopole national ou territorial.

Trente ans après, les institutions européennes et nationales suivent la même orientation, avec les “paquets” législatifs énergie, transports et bientôt poste. Mais cela se fait sans évaluation des effets économiques, sociaux, sociétaux de ces politiques. Malgré une demande répétée de nombreux eurodéputés, il n’existe pas d’analyse évaluative d’ensemble des effets de celle-ci dans un domaine pourtant essentiel pour chacun des habitants et citoyens, comme pour la cohésion économique, sociale et territoriale.

C’est pour commencer à combler ce vide que des députés européens (Marie-Pierre Vieu, Marie-Christine Vergiat) et le groupe GUE-NGL du Parlement européen ont demandé à Pierre Bauby de piloter une étude portant sur trois secteurs (transports ferroviaires, électricité et services postaux) dans quatre Etats membres aux histoires et situations contrastées (France, Allemagne, Espagne et Slovaquie), avec des chercheurs de chacun des pays, en particulier du réseau EUROPA (Espagne, Slovaquie, France).

La recherche ne s’est pas limitée à l’analyse du processus d’européanisation de services publics ou d’intérêt général dont l’Acte unique de 1986 peut être considéré comme l’initiateur, mais couvre les 70 dernières années. Elle cherche à croiser spécificités et logiques sectorielles et nationales. On (re)découvre alors que les débats, idées, propositions ont été nombreux et que les années 1980 ont été celles d’un changement de paradigme structurant ; que d’occasions manquées avant les années 1980 pour construire un référentiel européen original de services d’intérêt général !


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Résumé de l’étude :

Des attentes et évolutions contrastées

Selon les pays européens, les évolutions sont très différentes ; la situation actuelle est très disparate après trente ans de “règles communes” ; la libéralisation a des effets qui peuvent être considérés soit comme positifs, soit comme négatifs selon les secteurs et/ou les pays. Cela amène à mettre en cause certaines “idées reçues” :

  • Ce sont les Etats membres de l’UE qui décident tant des “règles communes” que de leur mise en œuvre nationale ; ils sont porteurs tout autant sinon plus de leurs intérêts nationaux que de l’intérêt commun, “communautaire”.
  • La Commission européenne joue un rôle clé, compte tenu de son monopole de proposition législative, mais, pour l’essentiel, elle ne décide pas et n’est pas le responsable en dernier ressort.

Comment mesurer les “effets de la libéralisation” ? On est ici confronté à l’impossibilité d’isoler les politiques de libéralisation des autres facteurs qui ont concouru aux changements du dernier demi-siècle – les mutations technologiques, les données économiques, les logiques de financiarisation, les attentes et besoins des utilisateurs, la toile de fond idéologique et politique, etc. A supposer que l’on arrive à recenser les effets positifs et négatifs des politiques de libéralisation, les critères d’appréciation vont dépendre des enjeux relevant de la situation antérieure et de la disparité des aspirations des différents acteurs…

Des tendances générales

Plutôt donc que de porter des jugements péremptoires ou de chercher à comparer, la recherche a dégagé des tendances générales structurantes… :

  • si on introduit de la concurrence, elle tend à être oligopolistique (souvent on a les défauts du monopole, sans ses avantages) ;
  • la concurrence se développe surtout sur des niches ou sur certains segments de marché (“écrémage”) ;
  • l’oligopolisation tend à devenir européenne ;
  • les statuts des opérateurs historiques, qui étaient presque partout de droit public, relèvent du droit commun ;
  • ils tendent à diversifier leurs activités et leurs terrains d’action pour compenser leurs pertes de part nationale de marché, accentuant des tendances souvent déjà présentes ;
  • dans le domaine des relations sociales, la tendance est à la “précarisation” des emplois, davantage qu’à une généralisation du “dumping social” ;
  • dans un contexte de concurrence croissante, les opérateurs tendent à développer des segmentations sociales et territoriales, qui mettent en cause les principes antérieurs d’égalité de traitement ou d’universalité ; des rentabilisations financières, qui risquent d’entraver la durabilité à long terme ; des externalisations croissantes aux effets négatifs sur la société.

Dans le rapport unité – diversité qui structure l’européanisation des services d’intérêt général, comme de tout autre domaine soumis à ce processus, l’unité ne réside

  • ni dans les mots et termes différents utilisés dans chacune des langues,
  • ni dans les concepts plus ou moins élaborés dans les constructions nationales,
  • ni dans les histoires économiques, sociales et politiques différentes,
  • ni dans les doctrines juridiques ou politiques – auxquels les Français et d’autres européens comme les Espagnols – sont très attachés, mais qui relèvent de constructions séculaires spécifiques et ne sont pas “universelles” en Europe.

Des pistes pour les années 2020-2030

Le rapport a exploré des pistes pour les années 2020 prenant en compte ces tendances, mais visant à trouver le meilleur équilibre évolutif possible entre européanisation – indispensable dans la situation mondiale – et responsabilités des autorités nationales, régionales et locales ; entre économie de marché et initiatives publiques ; entre d’un côté efficacité économique et financière et de l’autre solidarité et cohésion sociale et territoriale ; entre court et long termes ; etc. La démarche a conduit à dépasser l’opposition qui s’est cristallisée entre les deux paradigmes qui ont longtemps structuré l’organisation et la régulation des services publics ou d’intérêt général – d’un côté celui du monopole intégré, de l’autre celui de la concurrence – pour essayer d’explorer un “paradigme des valeurs” prenant appui sur l’émergence progressive des “valeurs communes” à l’Union européenne et à ses Etats membres, ce qui renvoie à un modèle de société, à une civilisation. La démarche a essayé de préciser les responsabilités complémentaires de l’Union européenne et des autorités nationales, régionales et locales. C’est ainsi que l’on propose de remettre l’UE à sa place, rien que sa place, mais toute sa place :

  • partir à la fois des besoins de tous les utilisateurs et de leurs évolutions, des droits fondamentaux et valeurs communes, qui doivent faire l’objet de réelles garanties, et des objectifs définis en particulier en matière environnementale, de lutte contre le changement climatique ou de soutenabilité à long terme pour enrichir et réviser les politiques et normes élaborées depuis 30 ans ;
  • internaliser toutes les externalités positives et négatives de chaque solution technologique ou économique ;
  • remettre à leur place les logiques de concurrence, lorsqu’elles constituent un aiguillon pour l’innovation, l’efficacité ou l’efficience ;
  • inciter le développement de démarches de régulation et des dynamiques progressives d’évaluation participative à chaque niveau territorial.

Une UE fondée sur le principe de subsidiarité, la conjugaison de l’unité et de la diversité, le déploiement des valeurs communes de l’Union et des Etats membres est la clé de mise en œuvre d’une conception moderne des services d’intérêt général, ancrée sur les acquis et répondant aux enjeux et besoins du XXIe siècle. De leur côté, et de manière convergente avec les initiatives européennes, les Etats membres devraient :

  • organiser l’expression des besoins de chaque utilisateur du service et de ses évolutions, de façon à pouvoir clairement définir les objectifs et missions de chaque service qui fondent son caractère de service public ou de service d’intérêt général, les règles et normes particulières, dont ils relèvent, les “obligations de service public” (OSP) et/ou “obligations de service universel” (OSU) ;
  • déterminer le territoire pertinent et le mode d’organisation de l’activité et du secteur concerné le plus adapté aux finalités retenues (droits exclusifs ou spéciaux, concurrence, “coopétition”, conjuguant les avantages respectifs de la concurrence et de la coopération) ; le mode de financement de l’activité, de l’accès au service et de la compensation des obligations (OSP ou OSU) imposées aux opérateurs ;
  • ces initiatives et responsabilités pour être menées à bien supposent de s’engager dans la complémentarité des approches “top down” et des approches “bottom up“, dans des démarches de participation démocratique, de co-définition, de co-organisation du service public ou d’intérêt général.